Pourtant, c’était pas gagné ; loin de là. A mon arrivée, les jeunes étaient étalés dans leurs fauteuils, les yeux à peine ouverts. Sympas, gentils, mais pas motivés pour un sou ; l’énergie était au plus bas... J’étais moi-même malade, fiévreuse et exténuée. L’un d’eux me propose de faire plutôt un atelier relaxation, et nous étions tous tentés par l’idée...
On se raconte notre semaine, les tracas du moment, les actualités autour des fraudes électorales au Congo et les conséquences que cela entraîne sur les populations. Certains partagent leur abattement, leur sentiment d’enfermement, leurs traits tirés disent assez leur ras-le-bol des mêmes murs, des mêmes têtes, des mêmes emplois du temps qu’on leur propose pour tromper leur ennui et rendre leur peine plus acceptable. Les gens qui travaillent font tout leur possible pour rendre le cadre agréable, l’atmosphère la moins pesante possible, un climat convivial. Mais quelles que soient la couleur des murs et la taille des fenêtres, on ne leur fera pas oublier le règlement strict et la chambre d’isolement. Ils tournent comme des lions en cage, et je sens pour quelques-uns, que de semaine en semaine, leur énergie s’étiole. L’hiver n’arrange rien...
Et puis, je me lève, et d’une main j’aide mes compagnons à se lever en tentant de leur donner de la force, de l’envie. J’aurai donné n’importe quoi pour les voir éclater de rire, et me demander bien ce que j’allais pouvoir faire pour leur donner un peu de plaisir.
Certains décident d’y mettre du leur, et nous nous dirigeons doucement vers la nouvelle salle choisie pour l’atelier. L’autre, la salle de sport, avec ses murs trop hauts, sa minuscule fenêtre et le bruit étouffant de la soufflerie, évoquait beaucoup trop une salle de prison pour plusieurs personnes. Ce n’était pas le cadre rêvé pour lâcher prise, la petite salle de jeux qui donne accès aux chambre nous semblait plus intime, plus confortable.
En arrivant, deux jeunes s’étalent par terre, et je sens tout de suite que pour certains, inutile d’insister, le conflit serait vain et douloureux. Je préfère lancer le mouvement, en espérant que la dynamique sorte les spectateurs de leur abattement.
En cercle, on s’est passé un cri, qui venait du ventre, pour essayer de sortir les frustrations et les multiples démons qui nous taraudent à longueur de journée. On a crié contre la fatigue, la déprime, le froid et la grisaille, contre tout ce qu’on ne comprend pas et qui arrive quand même, contre nos faiblesses, on a crié pour enrayer les peurs, pour se souvenir de nos forces, pour rappeler à nos corps que nous étions vivants.
Du cri, on est passé à la tape pour chasser la mouche sur le nez de nos voisins. Et puis, on a grommelé, longtemps, et puis sans avoir besoin de rien dire ou presque, des histoires ont surgi, des personnages avec leur langue et leur univers, qui bougeaient dans l’espace. Nous étions prêt. Nos corps, manifestement, s’étaient réveillés, et après avoir ri comme des baleines, nous pouvions tenter des impros parlées.
Une chaise, des consignes simples : choisir qui rentre en premier, définir les relations entre les personnages, l’action, la sortie.
Entre temps, un jeune qui avait décroché était revenu, et le groupe comptait alors trois jeunes et trois moins jeunes. L’histoire qui a surgi nous a donné beaucoup de matière. Un jeune assis sur un banc se faisait braquer son portefeuille, finissait à terre roué de coups, et le policer bêta qui arrivait se faisait rouler par l’autre petit malin, qui s’en tirait d’un machiavélique “je l’ai vu, il est parti par là !”...
En proposant de rejouer, la scène s’est enrichie. Ce n’était plus une histoire d’argent, mais de territoire, de réputation. D’autres personnes sont venues jouer la scène, avec les mêmes personnages, mais à leur manière, ce qui a permis aux premiers comédiens de venir créer des nouveaux personnages. “L’agresseur” s’était transformé en sans-papier, harcelé par une équipe de policiers machos, corrompus, et ultra-brutaux ; la première personne sur le banc tentait de s’enfuir sans vraiment savoir si le sort de cet homme la concernait, si elle devait manifester sa solidarité, et un dernier personnage, voulant empêcher l’arrestation, s’est jeté sur les policiers !
J’ai fait un premier arrêt à ce stade. On a rembobiné avant la bataille, et on s’est dit que sauter sur quelqu’un comme ça, en règle générale, n’était pas la meilleure manière de parvenir à ses fins, mais alors sauter sur un représentant de la loi, en pleine arrestation, armé, et pas particulièrement ouvert à la conversation, relevait carrément du suicide !
On a tenté une autre option, dans laquelle notre personnage essayait de persuader les agents de relâcher celui qui n’avait pas de papiers, arguant que c’était son frère, qu’il fallait être humain, etc... j’ai arrêté à nouveau, la scène devenant trop confuse.
L’improvisation avait été plutôt longue, et il y avait assez de matière pour des heures de spectacle et de débat. Le rapport à la loi, à l’autorité de l‘uniforme, les questionnements en face de l’injustice quand elle est du côté de la légalité, la solidarité et l’humanité qu’elle accompagne, bref... C’était trop pour un même jour, nous avons jugé bon d’arrêter là pour rester sur une belle énergie plutôt que de s’épuiser en s’acharnant.
La séance avait été particulièrement physique, riche, et donc fatigante. Tous nous étions à bout de force, et nous prenions conscience peu à peu de l’aventure étonnante que nous venions de vivre. Nous avons partagé nos ressentis, avons fait remarqué la difficulté de jouer ensemble, de s’écouter hors-scène tout autant qu’en jeu. Nous avons parlé de l’importance de se lancer totalement dans le jeu, seule manière de sortir du jugement de soi, sans quoi on ne cessait de se regarder et de se trouver ridicule. Même si c’est extrêmement difficile, autant pour les adultes que pour les jeunes. Et puis, on est allé goûter ensemble, moment toujours très chouette à partager.
C’était la dernière séance de l’année 2011, et un mois s’écoulera avant que je revois mes jeunes compagnons. Envisager ce temps me permet de mettre en perspective tout ce que j’ai appris à leur contact depuis le début de l’atelier. Ce que cela m’apprend sur eux, personnellement, mais surtout les clés de compréhension que cela me fournit pour mieux comprendre les temps que nous traversons. Car enfin, le théâtre n’est-il pas le meilleur espace-temps pour refléter les affres et les passions de notre époque ?
Et effectivement, c’était fou de voir les questionnements qui ont surgi spontanément sur le plateau. Ces situations dans lesquelles prédomine la violence, ce sentiment d’injustice, ce manque de confiance à l’égard des autres et de tous ceux qui sont censés représenter l’autorité, ou montrer l’exemple... ce qui en ressort dénote de la cruauté et de la brutalité, pas seulement de leur existence à eux, mais du monde qui nous entoure. Cela n’est pas plus présent aux Marronniers que ça ne l’est à l’extérieur. Les jeunes avec qui j’ai travaillé à l’Athénée de Tournai n’avaient pas d’autres problématiques. Certes, la plupart venant de situations probablement plus privilégiées, les réponses ou les actes du quotidien n’étaient pas tout à fait les mêmes. Les jeunes issus de milieux sociaux aisés financièrement se placent plus souvent du côté des volés que des voleurs, des violentés que des agresseurs, là où ceux dont les parents ont peu de temps et de biens matériels à offrir font preuve d’une tristesse et d’une frustration telles qu’elles les poussent plus souvent à choisir la force pour posséder eux-aussi ce qui leur donne le sentiment d’exister.
Tout cela me semble important, parce que les jeunes des Mangroves portent les stigmates de notre société. Avoir été placé en hôpital psychiatrique, comme avoir été placé en centre pour mineurs, nous met dans une certaine case dont il est extrêmement difficile de sortir. Dans l’intimité des relations avec la famille, ou avec les ami.es, qui malgré tout l’amour qu’ils nous portent, ne cesseront de s’inquiéter, et seront sans arrêt dans la crainte du jugement d’autrui ; dans les rapports sociaux avec les employeurs, pour qui nous serons potentiellement à jamais “sujet à risque”, capable de violence, et qui ne nous feront jamais vraiment confiance ; pour les propriétaires, qui hésiteront voire refuseront de nous confier un bail par peur de nous voir manquer à nos responsabilités morales et financières...
Pour beaucoup de personnes sortant de milieu plus ou moins fermé, reprendre le cours d’une vie “normale” fait office du parcours du combattant. Tout l’enjeu d’un projet complexe comme celui des Mangroves réside dans la capacité à préparer ces jeunes personnes au monde extérieur. Que ces mois en unité fermée leur aient permis de colmater les fissures ouvertes par la barbarie de notre environnement, et de se renforcer pour mieux l’affronter. Car le monde dans lequel nous vivons produit une grande partie des folies que l’on tente de soigner dans ces lieux. Tous ces parcours reflétent les mêmes carences de lien, de solidarité entre les êtres, mais aussi la réalité économique qui génère la violence sociale et des maux plus destructeurs les uns que les autres : alcoolisme, , toxicomanie, dépression, qui engendrent à leur tour la violence, qui entraîne avec elle isolement et haine de soi, et toute la misère affective qui l’accompagne.
Peut-on soigner les maux intérieurs sans changer le contexte qui les produit ? Ce qui me paraît évident, c’est que l’on doit permettre à ces jeunes personnes de détruire l’étiquette du délinquant, dangereux, violent, instable, qui risque fort de les poursuivre à leur sortie. Également parce que cette dynamique du cercle vicieux, fait que lorsque les autres nous condamnent, ils ne nous restent souvent pas d’autre choix que celui de leur donner raison. Plus fragiles encore que nous tous, si jeunes, tant abîmés...
Je crois que c’est là-aussi l’enjeu de mon travail. Apporter un regard extérieur, créer des passerelles au-dessus des murs en espérant un jour les voir disparaitre. Et oui, je suis profondément utopique ! Je crois que les êtres humains sont beaucoup plus beaux et bons que ce que le monde nous permet de montrer. Que l’isolement nous concerne tous, et qu’il y’a autant de gens malheureux et seuls à l’extérieur que dans les institutions spécialisées. Que c’est en brisant cet isolement que nous rendrons ce monde plus vivable chaque jour. En nous reconnaissant tous comme fous, comme normaux, comme géniaux, et que nous avons besoin les uns des autres pour grandir.
Mangroves 14/12
Fin de la première période.