Un porte avion de l’US Navy vient de rentrer dans la baie de Port au Prince. Le motif officiel est l’aide aux sinistrés. On ne peut pas s’empêcher pourtant de mettre en vis-à-vis le coût d’un tel équipement, ses frais de fonctionnement d’une part et de l’autre l’aide réellement distribuée. Impossible de ne pas penser non plus à la place stratégique qu’occupe Haïti dans le dispositif américain en Amérique centrale et latine. Cuba, évidement, qui a toujours été un gros souci pour les USA, mais surtout aujourd’hui le Vénézuela et plus loin la Bolivie. Avec le regain de tension que connaît la région, l’expulsion des ambassadeurs US de ces deux derniers pays, Haïti pourrait constituer un véritable canon braqué sur la révolution bolivarienne.
Nous avons décidé de briser le cercle de la parano… pas envie de devenir des schizophrènes enfermés dans les quartiers réservés.
Pour cela, un véritable personnage s’est révélé un auxiliaire précieux.
Jacques Bartoli est un médecin retraité. Il a commencé ses études en France au moment où mai 68 a éclaté. Il était inscrit à la faculté de médecine de Strasbourg et a pris sa part aux évènements, participant au mouvement étudiant.
-On voulait faire la révolution, et on y croyait, on pensait qu’on allait changer le monde
En décrivant un large cercle avec ses deux mains autour de sa tête dégarnie, il dit : "A ce moment là, j’avais une tête comme ça".
Ses parents, inquiets du devenir révolutionnaire de leur fils, l’ont rapatrié au pays. A cette époque, Haïti vivait sous la dictature ubuesque de François Duvalier. Jacques Bartoli ne rejoint pas les mouvements de guérillas qui tentent alors de combattre le régime délirant de Papa Doc.
La répression était impitoyable, aidés par les reconnaissances aériennes de l’US Air Force, les Tontons Macoutes et l’armée haïtienne avaient tôt fait de repérer les jeunes idéalistes qui tentaient de créer des foyers de guérilla. C’était l’heure des embrasements en Amérique latine, mais ici la répression était impitoyable, ce n’était pas seulement le « coupable » qui était tué, mais toute sa famille, ses amis, ses connaissances. Leurs biens étaient saisis, leurs maisons incendiées.
Jacques Bartoli évite les réunions de conspirateurs, infiltrées par les services secrets, et préfère tenter de mettre en place une médecine ambulatoire pour aider les paysans.
-Mes contacts, c’était dans la rue. On se croisait, on échangeait quelques mots comme si on se disait bonjour, et puis c’était tout
C’est comme ça qu’il est parvenu à traverser le régime des Duvalier. A la chute de Baby Doc, le rejeton obèse et non moins sinistre de Papa Doc, il a commencé à respirer, comme le peuple haïtien tout entier.
Aujourd’hui, il héberge dans sa maison beaucoup d’expatriés, mais aussi des artistes. Sa maison est dite « ouverte », cet amateur d’art érotique l’a décorée d’œuvres très suggestives. De sa terrasse, on contemple la baie de Port au Prince.
C’est lui qui va nous mettre en relation avec plusieurs personnes, qui elles-mêmes nous permettront enfin d’avoir des contacts avec des Haïtiens.
Un matin, Jacques nous emmène chez l’un de ses vieux amis, à Pétionville, sur les hauteurs de Port au Prince.
Nous entrons avec son 4X4 dans une petite propriété, très coquette. L’intérieur est meublé avec beaucoup de goût. Nous sommes chez Sito Cavé, l’un des grands écrivains haïtiens, également poète et dramaturge, connu internationalement.
Sito Cavé respire l’amabilité. Ce monsieur de 64 ans, le visage orné d’un bouc et d’une moustache aujourd’hui poivre et sel, s’exprime avec modestie et simplicité. Il nous raconte son itinéraire.
Sa formation fut d’abord celle du conservatoire, très classique. Insatisfait, Sito a recherché par lui-même d’autres voies d’expression.
-Casser le mur entre la salle et la scène, entre le public et les acteurs. Remettre en question les poncifs, briser les conventions, rechercher de nouvelles formes pour un théâtre nouveau
Nous nous comprenons tout à fait.
Comme tous les Haïtiens de sa génération, intellectuels ou artistes épris de liberté, Sito a été contraint de s’exiler pour échapper aux Duvalier. Réfugié aux USA, il rencontre Julian Beck du Living Theatre et Augusto Boal, lui aussi en exil. Influencé par Brecht, Piscator, mais aussi Stanislavski, il écrit en français et en créole une vingtaine de pièces. « La parole des grands fonds »(1973), « Le songe que fait Sarah »(1988), « Quelle heure est-il »(1998), « Bras coupé » (édité par la revue « Conjonction »), son œuvre est représentée à New-York, à Montréal, en France, en Martinique.
Lorsque nous nous disons au revoir, nous avons presque l’impression de quitter une vieille connaissance.
L’après-midi, on frappe à notre porte. C’est une petite souris basque qui s’appelle Françoise et qui s’est installée comme dentiste à Port au Prince depuis la chute des Duvalier.
Jacques Bartoli lui a raconté notre solitude et elle va nous aider à rencontrer enfin une autre réalité que celle des ONG.
Françoise est tout à fait charmante, prévenante, serviable, bref que des qualités.
Le soir, elle nous conduit avec une de ses amies et Guy Régis Junior (nous y reviendrons), au « Café- Express », un cabaret de Petionville.
Là, nous découvrons enfin un Haïti qui chante et qui joue de la musique. Et ça vaut le coup.
Il y a Tamara Suffren, une superbe chanteuse qui, à notre grand étonnement, entonne « Hasta Siempre », repris en chœur par toute l’assistance ; le Che est très populaire comme partout sur le continent sud-américain.
Wooly Saint Louis Jean, un talentueux guitariste et chanteur, propose ses ballades en créole, il revient d’une tournée en Europe.
Il y a aussi Manno Charlemagne, un personnage haut en couleur. Ce chanteur interprète en créole une œuvre entre Paco Ibanes et Georges Brassens. Toute l’assistance connaît ses chansons et les reprend. Françoise nous traduit quelques couplets. Pas simple, car le sens des paroles est à plusieurs degrés.
Manno Charlemagne fait partie de cette galerie de personnages typiquement haïtiens, excessifs, fous, qui ont toujours marqué ce pays. Il a été élu Maire de Port au Prince. « Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux » me dit Françoise. En effet, dans le plus pur style des politiciens du pays, la Mairie a été gérée à « l’emporte-pièce », dans tous les sens du terme. Un jour, alors que les employés municipaux réclamaient le versement de leurs salaires impayés depuis belle lurette, Manno Charlemagne est venu négocier avec eux, armé d’une mitraillette. Le rassemblement protestataire s’est vite dispersé. L’aventure s’est terminée par son départ précipité en exil. Un classique ici.
Malade de la gorge, il vient de se faire opérer à Cuba et la voix encore un peu faible, il effectue aujourd’hui sa rentrée sur la scène haïtienne. Même l’ex-ministre de la culture est présente.
-On pardonne tout aux artistes ici
Nous passons une autre soirée avec Françoise et Guy Régis Junior.
Ce dernier est l’un des « dramaturges » haïtiens les plus connus. C’est lui qui a initié le groupe NOUS, avec notamment Dieuvella Etienne. Le groupe NOUS a proposé un théâtre basé sur l’image, inspiré entre autres du panthéon Vaudou et qui abordait le texte sous des formes entièrement nouvelles.
« En fait », nous dit Junior, « chaque aspect du théâtre, acteur, texte, costume, décor était entièrement ré-envisagé, réétudié, recréé. C’était au moment de la dictature d’Aristide, nous pratiquions un théâtre d’intervention, des actions rapides, 15 ou 20 minutes, dans les facultés, dans la rue. Parfois, on devait filer en vitesse à la fin du spectacle. Notre idée c’était de sortir du théâtre, d’aller dans la rue, de défiler dans les quartiers environnants et d’ameuter les gens puis de les ramener au théâtre. » [1].
Toujours grâce aux contacts de Françoise, nous pouvons établir un planning de rencontres avec différentes personnalités du théâtre et des arts du spectacle d’Haïti.
Daniel Marcellin, directeur du petit conservatoire, Turgot Théodat, directeur de l’ENA – Ecole nationale des Arts, Jean Cajon, du Théâtre National, Georges Beleck, Maxens Denis, directeurs de compagnies de théâtre [2].
Dimanche 14 septembre. Françoise vient frapper à notre porte. Elle nous invite à une soirée au centre culturel « Selide » dans le quartier de la Croix des Bouquets, un peu plus loin que l’aéroport.
C’est Jean Robert Decatus, dit Jean-Jean, qui en est l’animateur bénévole. Dans une cour décorée de fresques et de sculptures en fer repoussé reproduisant des thèmes du Vaudou, une douzaine de jeunes, presque tous avec un look rasta, s’adonnent à des percussions et des chants Vaudou. Le clairet circule. Par curiosité scientifique, nous goûtons cette distillation artisanale de canne à sucre fermentée, c’est sacrément fort. Un arrangement est rapidement passé avec Jean-Jean, nous jouerons ici dans la cour samedi à 20H.
Lundi 15 septembre. Nous jouons « Le Pique Nique » au COPART, à quelques pas du quartier Bel Air, qui était encore sous l’emprise des chimères il n’y a pas si longtemps.
Nous installons le décor dans la cour et, en attendant l’heure du début du spectacle, nous discutons avec Nicole Martinez, directrice du centre COPART ou de « communication par l’art ».
Madame Martinez nous fait visiter la salle où sont entreposées ses réalisations : des marottes, des marionnettes à fils et, surtout, des « géants » pour des interventions dans la rue -un coq de 3 mètres , un cheval haut de 7 mètres, un « tap-tap » appelé Km Zéro, « qui symbolise la manière dont le pays progresse », nous dit Nicole Martinez avec un large sourire ironique.
Elle est entourée de nombreux animateurs, intervenants dans les quartiers, artistes plasticiens, chanteurs. Nous prenons rendez-vous avec elle pour une interview en fin de semaine (nous y reviendrons).
Au moment où le spectacle doit commencer, un orage éclate. Des trombes d’eau se répandent dans la cour et il faut démonter le décor dans la panique, sous peine de voir tous les accessoires gâchés.
Que faire ? Le public est là, abrité sous un préau à attendre que la pluie cesse. Nous décidons de nous rabattre dans une petite salle au sol recouvert de gravier, avec une petite scène éclairée par une faible ampoule.
Pendant que Guido remonte son décor, un animateur me demande de présenter le spectacle et notre compagnie. J’assure donc, en américaine, la première partie avec un petit exposé improvisé qui explique notre mode de fonctionnement et le genre de travail que nous faisons, très proche de celui qui est pratiqué ici.
L’assistance est curieuse et pose des questions. Nous abordons le thème du spectacle, le réchauffement climatique. L’attention des spectateurs est intense, ils sont intéressés par ce sujet et conscients qu’ils sont aux premières loges pour en déguster les conséquences. Les derniers cyclones sont là pour le rappeler.
Dans mon dos, Guido tousse. Le décor est prêt, le spectacle peut commencer.
La salle est vite conquise, les gens s’amusent, rient, étonnés par notre style burlesque et clownesque, presque inconnu à Haïti. Le message passe très bien malgré les importantes différences culturelles qui existent entre cette société d’extrême pauvreté et les travers de notre société d’hyper-consommation qui sont dénoncés dans notre spectacle. Il faut dire que nous avons soigné les signes utilisés, ramenés à la plus grande économie afin d’être compréhensibles aussi dans des pays tels que celui-ci.
A la fin du spectacle les applaudissements sont chaleureux. On me demande de remonter sur la scène pour un débat. J’obtempère et les questions portent sur le fond, le contenu est visiblement passé.
Un jeune homme au premier rang me pose une question :
-Ne craigniez vous pas pour votre vie avec un tel spectacle ?
Je suis un peu étonné. Mais c’est vrai que ici…
Je lui réponds :
-Non, je ne crois pas que ce que nous dénonçons puisse entraîner de telles conséquences
Il insiste :
-Mais ceux qui sont mis en cause par vos propos ne risquent-il pas de vouloir organiser votre assassinat ?
-Non, ce spectacle n’est qu’une petite piqûre, une tête d’épingle plantée dans la peau de ce monstre. Ces gens puissants qui dirigent ce système monstrueux ne craignent pas un petit spectacle comme le nôtre. Par contre ce qu’ils redoutent, c’est que les gens comme vous, les pauvres d’ici, et les gens comme nous, les pauvres de chez nous, nous nous unissions pour trancher la gorge de ce monstre. Et c’est ce que nous devrions faire, c’est que nous devons faire, si nous voulons simplement survivre
Les applaudissements jaillissent, visiblement tous le monde est d’accord, l’ambiance a tourné à celle d’un meeting.
Nous sommes ravis et heureux.